Un cristal de ordeño

« Un cristal de ordeño » (2019)
(fl. + tsax. +bcl. + gtr. + perc. + cb.)
Ensemble Libertas
Dir. : Rafael Godoi
Banco do Brasil e Ensemble Libertas apresentam : « Circuito de música contemporânea : apenas um concerto latino-americano ». 18 Sept. 2019 Teatro CCBB, Belo Horizonte.

Français:

Deleuze introduit l’idée de l’objectile : un objet qui ne se définit plus par une forme essentielle, mais atteint à une fonctionnalité pure. C’est, nous dit Deleuze, « une conception non seulement temporelle, mais qualitative de l’objet, pour autant que les sons, les couleurs, sont flexibles et pris dans la modulation. » Ainsi, l’objet devient événement. Contrairement à l’objet essentialiste, l’événement donne lieu au perspectivisme, c’est-à-dire, au point de vue. Mais le perspectivisme dont parle Deleuze – chez Leibniz et chez Nietzsche, entre autres – n’est pas le relativisme qu’on croit : « ce n’est pas une variation de la vérité d’après le sujet, mais […] la vérité d’une variation. » L’exemple qu’utilise Deleuze pour illustrer cela est celui des coniques, « où la pointe du cône est le point de vue auquel on rapporte le cercle, l’ellipse, la parabole, l’hyperbole, et même la droite et le point, comme autant de variantes d’après l’inclinaison du plan de coupe (“scénographies”). Toutes ces figures deviennent autant de manières dont se plie un “géométral”. »[1] Les coniques sont certainement une abstraction géométrique, or, dans la nature, nous comptons avec le « géométral » naturel idéal qu’est le cristal. Le cristal, ce solide dont les constituants et les particules présentent des régularités et des symétries dans ses visages s’apparente ainsi à l’objectile de Deleuze ; à un événement dont les différents matériaux existent simultanément sous le prisme de l’instant.

D’autre part, Adorno a écrit à propos de la musique du Romantisme que celle-ci cherchait à se déployer à l’instar d’un végétal, et qu’« une telle unité organique serait nécessairement téléologique : chacune des cellules rendrait nécessaire la suivante et leur ensemble formerait le mouvement vivant de l’intention subjective, morte à présent […] ». Opposé à l’organicité téléologique d’un Beethoven, nous dit Adorno, il y a Schubert. Ainsi, la musique de Schubert « relève du cristal et non du végétal »[2] ; un cristal imprégné de motifs minuscules et cycliques. Une écriture fragmentaire.

La particularité du « cristal » qu’est cette pièce est qu’elle se constitue à partir de certains vestiges des cantos de ordeño (chants de traite) des plaines vénézuéliennes, ces mélodies fascinantes, atemporelles, flottantes et non directionnelles, chantées par des travailleurs le petit matin en étrange complicité avec les vaches. Cette musique se veut comme si l’on observait ces chants au même titre que l’on observe les visages d’un cristal en tant que « géométral », c’est-à-dire : toutes les géométries internes au cristal existant en simultané et entretenant entre elles des rapports de symétrie et d’asymétrie.

[1] Gilles DELEUZE, Le pli, « Leibniz et le baroque », Les Éditions de Minuit, 1988, p. 26-29.

[2] Theodor W. ADORNO, Moments musicaux, « Schubert » (1928), Éditions Contrechamps, 2003, p. 17.

Español:

Deleuze introduce la noción del objectile : un objeto que no se define por una forma esencial sino que alcanza una funcionalidad pura. Esto es, nos dice Deleuze, « una concepción no sólo temporal, sino cualitativa del objeto, en la medida en que los sonidos y los colores son flexibles y se encuentran atrapados en la modulación. » Así, el objeto deviene evento (événement). A diferencia del objeto esencialista, el événement da lugar al perspectivismo, es decir, al punto de vista. Pero el perspectivismo del que habla Deleuze – en Leibniz y Nietzsche, entre otros – no es el relativismo que parece : « no es tanto la variación de la verdad según el sujeto, sino […] la verdad de una variación. » El ejemplo que utiliza Deleuze para ilustrar ésto es el de los objetos cónicos, « donde la punta del cono es el punto de vista al cual se relacionan el círculo, la elipse, la parábola, la hipérbole, e incluso la recta y el punto, como variantes según la inclinación del plan de corte (“escenografías”). Todas estas figuras representan las maneras en las que se pliega un “geometral”. »[1] Ciertamente los cónicos son una abstracción geométrica, sin embargo, en la naturaleza contamos con el « geometral » ideal que es el cristal. El cristal, ese sólido cuyos componentes y partículas presentan regularidades y simetrías en cada una de sus caras se asemeja así al objectile de Deleuze ; al événement cuyos materiales diversos existen simultáneamente bajo el prisma del instante.

Por otro lado, Adorno escribió a propósito de la música del Romanticismo que ésta buscaba desplegarse a la manera de un vegetal, y que « una unidad orgánica similar sería necesariamente teleológica : cada una de sus células determinaría la necesidad de la siguiente y la totalidad formaría el movimiento vivo de la intención subjetiva, muerta en la actualidad […] ». Al opuesto de la organicidad teleológica de un Beethoven, nos dice Adorno, tenemos a Schubert. Así, la música de Schubert « proviene del cristal y no del vegetal »[2] ; un cristal impregnado de motivos minúsculos y cíclicos. Una escritura fragmentaria.

La particularidad del « cristal » que es esta pieza reside en su constitución a partir de ciertos vestigios de los cantos de ordeño de los llanos venezolanos, esas melodías fascinantes, atemporales, flotantes y no direccionales, entonadas por trabajadores en la madrugada, en extraña complicidad junto a las vacas. Esta música pretende ser como si se observaran estos cantos del mismo modo en que se observan las caras de un cristal en su calidad de « geometral », es decir : las geometrías internas del cristal existiendo en simultáneo y tejiendo entre ellas relaciones de simetría y asimetría.

[1] Gilles DELEUZE, Le pli, « Leibniz et le baroque », Les Éditions de Minuit, 1988, p. 26-29.

[2] Theodor W. ADORNO, Moments musicaux, « Schubert » (1928), Éditions Contrechamps, 2003, p. 17.