« Étude de figures chez Francis Bacon » (2022) – concert « figures, portraits, ruines: musique pour piano » (nov. 2022)

« Étude de figures chez Francis Bacon » (2022)

« Étude de figures chez Francis Bacon » (2022) [création], piano solo

interprète: Edgar Bonilla
concert « figures, portraits, ruines: musique pour piano »
25 nov. 2022, 19h, amphi X, Université Paris 8
compositions: Héctor Cavallaro
interprètes: Jesús Joves & Edgar Bonilla
captation image/son: Cédric Namian & Aurélien Bourdiol

(fr) « Étude de figures chez Francis Bacon » (2022)

Les « figures » désignent chez Roland Barthes des « bris de discours », non pas dans un sens rhétorique mais, plutôt, « gymnastique » ou, encore, « chorégraphique ». De ce point de vue, la figure est indissociable d’un « geste du corps saisi en action […] ». Ceci est particulièrement tangible au sein des matériaux esthétiques – que ce soit en musique ou en peinture – où les figures se méfient de la simple fonctionnalité discursive à laquelle elles risquent trop souvent d’être réduites. S’éloignant de celle-ci, les figures retrouvent pour ainsi dire leur propre « vitalité ».[1]

Parallèlement à Barthes, et dans cette tradition cherchant à rendre justice aux figures pendant trop longtemps éclipsées par le narratif, c’est Jean-François Lyotard qui développera peut-être le mieux la profondeur philosophique négligée de celles-ci. Sous la consigne d’un « parti pris du figural », Lyotard nous invite à voir – vraiment, à voir, puisque le visible s’opposera au dicible – que les figures existent selon un ordre propre, « qui n’est celui ni du langage, ni de la transformation pratique »[2], mais plutôt, celui de l’ordre figural, c’est-à-dire : de l’« immanence » interne – aveugle au discours – constituant les traits, les géométries et l’épaisseur des figures.[3]

Or, si Barthes inaugure le sauvetage de ces « bris de discours » que sont les figures, et Lyotard pose les bases d’un « parti pris du figural », c’est avec Deleuze, notamment dans son livre sur Francis Bacon, qu’une théorie philosophique et esthétique des figures retrouve enfin son objet exemplaire ; sa « chair ». Car, chez Bacon, la figure, dans son rapport d’opposition au discours, se montre de façon plus ambiguë et tranchante à la fois. La force singulière des figures de Bacon passe par le fait qu’elles sont « isolées » dans le tableau, comme nous le dit Deleuze, « par le rond ou par le parallélépipède », lesquels semblent jouer le rôle d’un « plan », d’un « cadre ». La figure s’éloigne donc de la représentation ; elle esquive l’histoire à raconter. Elle a alors « deux voies possibles pour échapper au figuratif » : ou bien « vers la forme pure, par abstraction », ou bien « vers le pur figural, par extraction ou isolation. » Ainsi, nous dit Deleuze, « si le peintre tient à la Figure, s’il prend la seconde voie, ce sera donc pour opposer le “figural” au figuratif. »[4]

Mais alors, pourquoi donc isoler la figure ? En fait, à quoi bon « isoler » les figures, en général ? « Bacon le dit souvent : pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif, que la Figure aurait nécessairement si elle n’était pas isolée. »[5] Les figures chez Bacon sont isolées car elles évoquent – depuis leur immanence géométrique et leur épaisseur –, l’aura du narratif qu’elles se prêtent à « effleurer », non pas par ironie, mais par la pure « sensualité » du geste gymnastique ou chorégraphique. Voilà pourquoi les figures, découpées, deviennent reconnaissables – comme les « bris de discours » qu’elles sont –, parce qu’elles renvoient à « quelque chose qui a été lu, entendu, éprouvé »[6], quelque part. Une porte, une lampe, une chaise, un interrupteur ; un fond, une plateforme, un parallélépipède ; et au front, un corps tordu, modulé, pris dans le mouvement, et parfois, même, « mutilé » ; mais un corps humain, tout de même, non pas comme « protagoniste », mais comme « témoin ». Dans ce sens, les figures chez Bacon sont des « ruines » d’une ou plusieurs « scènes de langage » dont notre affect – affect sensuel, mais, aussi, « amoureux », chez Barthes – est, lui aussi, traversé par le « choc ». Éphémères ou longues, les observer et les écouter attentivement est finalement reconnaître – si l’on croit à Freud et à Lacan – qu’« au fond de la figure, il y a quelque chose de l’“hallucination verbale” ».[7]

[1] Roland BARTHES, Fragments d’un discours amoureux. Éditions du Seuil, 1977, p. 10.
[2] Jean-François LYOTARD, « Notes sur la fonction critique de l’œuvre » (1970), Dérive à partir de Marx et Freud, UGE, 1973, p. 231.
[3] J.-F. LYOTARD, Discours, figure. Éditions Klincksieck, 1971.
[4] Gilles DELEUZE, Logique de la sensation. Éditions du Seuil, 1981, p. 12.
[5] Ibidem.
[6] R. BARTHES, op. cit., p. 10.
[7] Ibidem, p. 12.

(eng) « Étude de figures chez Francis Bacon » (2022)

For Roland Barthes, “figures” designate “fragments of discourse”, not in a rhetorical sense, but rather “gymnastic” or even “choreographic”. From this point of view, the Figure is inseparable from a “gesture of the body seized in action [...]”. This is particularly tangible within aesthetic materials – both in music and painting – where figures are suspicious of the mere discursive functionality to which they too often risk to be reduced. By distancing themselves from it, the figures regain their own “vitality”, so to speak.[1]

Alongside Barthes, and within a tradition that seeks to do justice to Figures for too long eclipsed by the Narrative, it is Jean-François Lyotard who perhaps best develops their neglected philosophical profoundness. Following the principle of “taking the Side of the Figural”, Lyotard invites us to see – really, to see, since the visible will be opposed to the sayable (dicible) – that figures exist according to an order of their own, “which is neither that of language nor of practical transformation”[2], but rather, that of the figural order, that is to say: of the internal “immanence” – blind to narrative discourse – constituting the features, the geometries and the depth or thickness (épaisseur) of figures.[3]

Now, if Barthes inaugurates the rescue of these “fragments of discourse” that are the figures, and Lyotard lays the foundations to “take the Side of the Figural”, it is with Deleuze, notably in his book on Francis Bacon, that a philosophical and aesthetic theory of the figures finally finds its exemplary object; its “flesh”. For, in Bacon, the Figure, in its oppositional relationship to discourse, shows itself in a way that is both ambiguous and sharp. The singular strength of Bacon's figures lies in the fact that they are “isolated” in the painting, as Deleuze tells us, “by the round or the parallelepiped”, which seem to play the role of a “plane”, a “frame”. The Figure thus distances itself from representation; it eludes the story to be told. The Figure has now “two possible ways of escaping the figurative”: either “towards pure form, by abstraction”, or “towards the purely figural, by extraction or isolation.” Hence, Deleuze tells us, “if the painter is attached to the Figure, if he takes the second path, it will therefore be to oppose the 'figural' to the figurative.”[4]

But then, why isolate the Figure? In fact, what is the point of “isolating” figures, in general? “Bacon often says so: to conjure the figurative, illustrative, narrative character that the Figure would necessarily have if it was not isolated.”[5] Bacon's figures are isolated because they evoke – from their geometric immanence, depth and thickness (épaisseur) – the aura of the Narrative that they lend themselves to “touch”, not by irony, but by the pure “sensuality” of the gymnastic or choreographic gesture. This is why the figures, cut out, become recognizable – like the “fragments of discourse” that they are –, because they refer to “something that has been read, heard, experienced”, somewhere.[6] A door, a lamp, a chair, a switch; a background, a platform, a parallelopiped; and at the front, a twisted, modulated body, caught in movement, and sometimes even “mutilated”; but still, a human body, not as “protagonist”, but as “witness”. In this sense, Bacon's figures are the “ruins” of one or more “scenes of language” whose affect – sensual affect, but also, in Barthes' case, “amorous” affect – is also traversed by the “shock”. Whether ephemeral or long-lasting, to observe them and to listen to them attentively is finally to recognize – if we believe in Freud and Lacan – that “deep down in the Figure, there is something of the ‘verbal hallucination.’”[7]

[1] Roland BARTHES, Fragments d’un discours amoureux. Éditions du Seuil, 1977, p. 10.
[2] Jean-François LYOTARD, « Notes sur la fonction critique de l’œuvre » (1970), Dérive à partir de Marx et Freud, UGE, 1973, p. 231.
[3] J.-F. LYOTARD, Discours, figure. Éditions Klincksieck, 1971.
[4] Gilles DELEUZE, Logique de la sensation. Éditions du Seuil, 1981, p. 12.
[5] Ibidem.
[6] R. BARTHES, op. cit., p. 10.
[7] Ibidem, p. 12.